La violence, la routine et la vie

Réflexion sur la Domination professionnelle
En séance je maltraite, je frappe, j’insulte, je méprise, j’humilie – pas que, mais souvent.
Je cherche les failles et je m’y engouffre.
J’attache, je bâillonne, je gifle, j’étrangle, je mords, je pénètre, je commande, je fais ramper, je recouvre de fluides.
Je crée des scénarios de passage à la question, de kidnapping et de séquestration.
Jour après jour, au Boudoir, je mets en scène la violence et l’abus. Ce qui est inacceptable, passible des tribunaux, voire de lourdes condamnations est mon quotidien : hors séance je planifie mes RV, réponds aux mails, écris et lis sur le BDSM, travaille sur mes sites Internet, réfléchis à un atelier, échange avec des collègues, etc.
Lorsqu’on me présente à qqn qui m’interroge sur mon travail, je réponds. Cela entraîne à coup sûr une discussion sur les perversions et la violence. Du jugement, parfois.
L’activité est exigeante, envahissante. J’ai du mal, beaucoup, à « décrocher » – c’est souvent le cas pour les travailleur-euses indépendant-es, surtout quand le professionnel rencontre la passion.
Le coeur de ma vie, ce à quoi je passe le plus clair de mon temps, est l’abus (consenti) sous toutes ses formes, de la plus feutrée à la plus rude.
Je me dis que ce n’est pas neutre. Que ce ne peut pas l’être. Qu’orchestrer au quotidien la prise de pouvoir doit forcément modifier mon équilibre, mon appréciation des situations, mes échelles du fort-pas fort, mon rapport aux autres, même si je ne m’en rends pas compte.
Ce qui est sûr, c’est que les pics d’endorphines générés par les séances sont addictifs et deviennent un besoin. Sans, tout me paraît calme (un peu, ça va, trop, je m’ennuie) et gris (un peu, ça va, trop, je me morfonds).
Ce qui est clair, aussi, c’est que je ne peux me confier qu’à de rares personnes. Mes amitiés vanille sont des exceptions, mes amours vanille des impossibles.
À mes débuts je me sentais souvent au bout du rouleau, et dans ma tête un vieux vieux tube de Téléphone cornait en bouche : « Qu’est-ce qu’il y au bout, tout au bout du rouleau ? Y a encore du rouleau ! »
Était-ce l’addition de toute cette violence, réelle ou symbolique ?
La peur d’une agression, d’un accident au Boudoir ?
Le souci constant de bien faire ?
Les demandes qui ne débouchent sur rien, hormis une immense perte de temps ?
Les frictions avec les clients pénibles, l’impression d’être utilisée en objet ?
Tout cela, mais pas que. La charge mentale était écrasante. Je me félicitais d’avoir commencé cette activité tard, alors que je me sentais solide et ancrée, comme si la Domination professionnelle était une déferlante qui menaçait de m’engloutir et que moi, petite mais puissante, perchée sur mes hauts talons, je devais résister.
Aujourd’hui c’est différent. Je gère mieux. Pas parfaitement, mais mieux.
Me serais-je habituée ? Sans doute. N’empêche que je m’interroge : en quoi toute cette violence, même consentie, même ludique, atteint ma personne derrière le personnage de Madame ? En quoi me change-t-elle en tant qu’individu ?
La Domination professionnelle n’est pas un métier neutre. Il ne peut pas l’être.