Abandonner ?

La première question que le taxi qui me reconduisait chez moi m’a posé était :
– Vous avez passé une bonne soirée ?
– Oui merci !
– Pour le travail ou avec des amis ?
– Alors…
J’ai hésité à lui expliquer ma soirée, les oubliettes, les martinets, les baillons, les agrafes, la lecture, le sadisme…
Abandonner ?
Oui, pour la première fois de la soirée, j’ai abandonné ! Après tout, lui aussi tenait ma vie entre ses mains. Est-ce que cela aurait été raisonnable de prendre le risque de le choquer entre une glissière de sécurité et une pile de pont, si près d’un passage piéton ?
« Rouge ! Rouge ! Rouge !
Le feu est rouge ! »
Alors, au lieu d’écrire en quelques lignes la trame de la soirée pour épauler ma mémoire, nous avons bavardé. A ma grande surprise, sur la fin du trajet, il m’a tendu son livre d’or. Celui dans lequel il demande à ses clients volontaires d’écrire quelques lignes.
Pour se souvenir, avant d’abandonner le métier.
J’ai eu envie de lui écrire ce que j’avais réellement fait de ma soirée. A quel point elle avait été magique. A quel point elle avait été nécessaire.
Et à quel point elle avait touché les points sensibles.
Abandonner ? Pas deux fois ! J’ai mis les mots, je les ai arrondis pour les rendre socialement acceptables. Mais je lui ai dit que ma soirée avait été exceptionnelle. Et qu’il y avait contribué lui aussi.
Quelques heures plus tôt, j’arrivais chez vous. Tendu par ma situation personnelle, j’avais eu peur de ne pas tenir le choc émotionnellement au point que je me suis posé la question d’annuler.
Abandonner ? Non. Pas par défi mais simplement parce que j’ai confiance en vous. Je savais que vous comprendriez si je venais à devoir interrompre la séance.
Vous avez pris le contrôle de mon cerveau, vous avez joué avec. Vous avez réussi à me faire peur ! Du crépi qui lacère le dos aux cordes cyanurées en passant par les paupières retournées je me suis imaginé par instants aux prises avec une serial killer.
Une impression très réelle. Voulue si j’en juge à votre sourire de chat.
[Note de Madame Lule : le fil rouge de mon rendez-vous avec F/Marthe était la lecture d’une nouvelle que je viens d’écrire. Je propose ce dispositif en scénario de séance, voir ici.]
Comment décrire mon état lorsque, attaché dans les oubliettes, bâillonné, des agrafes plantées dans la peau je vous écoutais me lire les horreurs sadiques que vous aviez eu envie d’écrire plus tôt dans la journée ? J’étais bien. A votre merci. Libéré pour un temps du monde extérieur, enfin relâché depuis des semaines. Marthe, confortablement prise dans la lumière des phares de Madame.
Abandonner ? Mais quelle idée étrange !
J’aurais voulu que ça dure encore et encore. L’heure du retour à la réalité a sonné. Je suis progressivement sorti du brouillard et revenu au monde réel. J’ai perçu les bruits autour de moi et la musique avec une acuité nouvelle. Un peu douloureuse.
J’ai pleuré et vous avez été là pour m’aider. Les larmes montent à nouveau en y repensant.
M’abandonner ? Non. Je n’ai pas laissé les sanglots m’envahir même si l’envie était là.
Dans un récent podcast, vous parliez de norme et de normalité. J’apprécie tellement de me sentir éloigné de la norme sans pour autant être anormal.
Abandonner ? Même pas en rêve !
Témoignage de ma chère Marthe.
Photo de ArthK.