Je suis vivant

Dans les corridors souterrains du métro, éternellement mornes et tumultueux, je cours. Je suis en retard, et rien ne compte plus désormais que d’être à l’heure. Courir, gagner du temps, ne rien perdre, pas même une seule minute du moment à venir. Les secondes filent. Surtout faire une bonne première impression, être là. Dans ma course, mon regard parcourt frénétiquement les directions, les voies. L’esprit et le corps en tension, résolument tournés vers un seul but : avancer. Sauter les marches, bousculer les ombres passantes, se tromper et revenir, avancer. Au fond de mon ventre, tapie depuis toujours dans d’épais ténèbres, une araignée noire apparaît, étend ses longues pattes. Au dehors, tout le reste – images, bruits, odeurs – n’est que décor.
J’y suis presque maintenant. Sortir de la gueule monstrueuse du métro. Un appel, un interphone. Une cage d’escaliers. Quelques marches encore, les dernières, la porte est presque là.
Je m’arrête.

Inspire.
J’ai chaud. Mes vêtements me collent, je transpire. J’ai la tête vide. L’araignée a tissé ses fils partout. Sa toile me retient, entrave mes mouvements, noue mon ventre à chaque muscle de mon corps. Derrière cette porte, là, un peu plus haut, vivent mes appréhensions, tous mes doutes, mes fantasmes ; une part de moi, battante et bâillonnée, qui hurle, inaudible. L’araignée le sait, m’empêche d’avancer. Mes gestes, saccadés, sont grossiers. Je titube presque. Derrière cette porte, quelque chose m’appelle, par dessus le silence de cette cage d’escaliers et le tambour du sang frappant mes tempes. Derrière cette porte, Elle m’attend.
Expire.

Je monte les dernières marches. Les secondes sont lourdes. Toutes les incertitudes sont autorisées, mais reculer n’est plus possible.
Je fixe l’araignée.
La porte s’ouvre.

Elle est là. Madame. Calme, assurée, empreinte d’élégance, beauté inaccessible, intouchable, hors du temps. Une présence dont les mots des plus Grands peineraient encore à décrire l’effet. Dans ses yeux déjà, je lis la promesse de mon propre abandon. Toute la sensualité de sa voix et de son regard se déverse en moi, fait reculer l’araignée. Hypnotisé, j’obéis. Je suis nu, à genoux, quand ses mains viennent pour la première fois rencontrer mon visage. Plus proche, sa respiration, Elle est en face de moi, et dans un souffle qui devient le mien, une chaleur nouvelle me pénètre. Toujours ses mots, toujours ses yeux. Au son d’une musique qui nous entoure, nous protège, vient alors un baiser de chanvre, ces cordes qui m’embrassent la poitrine, et le métal qui enferme mes mains. A l’intérieur, l’araignée tremble. Je sens ses chaînes s’affaiblir, à chaque caresse, à chaque fois que je sens ses lèvres, sa bouche, son odeur, et que les liens se resserrent.

            Menée par ses doigts, la prison se change, devient plastique, élastique. Il y a ce son minuté qui frappe contre mes tympans, cadence d’un temps que j’abandonne à mesure que le feu prend et que la cage se rétrécit. Dans cette étreinte brûlante, irrespirable, qui me recouvre toujours plus, je me raccroche à son souffle ; à ses mains qui me parcourent et entrent en moi et que je goûte, à sa langue, dernière ancre dans cette tempête ardente. Le monde devient brasier humide. Immobile, je brûle. Je brûle toutes les toiles, tous les fils et toute l’oeuvre de la bête noire en moi. Immobile, je me délivre. Je sens l’araignée se consumer et mourir dans une agonie de frissons, partout dans mes mains, mes pieds, mon visage ; engourdis par ce cauchemar glacial au milieu de la fournaise. Chaque fil qui se brise, c’est un de mes sens qui renaît. Et plus que jamais, Elle se tient près de moi, dominatrice, m’accompagnant, me guidant vers un nouveau chemin, vers un nouveau sommet. L’araignée défaite et hors de ma prison de feu, un nouveau voyage commence alors.

            Allongé sur le sol, je m’ouvre maintenant complètement à Elle. Son empire sur moi est total. Les premiers instants sont délicats, je trébuche, me ressaisis dans sa voix, le long de ses doigts. Ses mouvements deviennent les miens, et le temps s’efface dans notre danse. Chaque impulsion est un nouveau pas plus haut, plus fort.
Encore.
J’entends sa voix, lovée au creux de moi comme dans un écho, m’appelant, m’attirant plus loin. Je tremble et m’abandonne.
Encore.
Ses yeux me fixent, m’emportent et me montrent la destination céleste, le royaume vers lequel Elle me guide.
Encore, encore.
J’avance vers le sommet de cet Olympe. Elle est sur mes lèvres, son goût, son odeur sont partout. Partout, je suis rempli d’Elle.
Encore, oui encore !
Elle est là, au sommet, au fond de moi, avec moi. Une porte de mille couleurs se dresse devant nous, un peu plus haut encore. Dieux, que je vous plains, de ne pouvoir sentir ni ressentir, cette porte n’est pas la vôtre. Être humain, quelle grandeur !

Encore. En extase, avec Elle.
La porte s’ouvre.
Je suis vivant.