– Tu parles allemand, le chien ?
Je l’ai supposé mais à dire vrai, je n’en sais rien. Le chien ne s’est adressé à moi qu’en anglais, deux phrases simples avant de me tendre sa laisse et de me suivre pas à pas dans la salle, l’échine basse, à quatre pattes.
Autour de nous la fête bat son plein. Les invités baisent, se frappent, s’attachent, dansent, discutent, se battent. Le bruit est constant, la lumière trop vive par endroits, la musique forte. Je feins de ne prêter aucune attention au chien mais en secret, j’admire sa précision.
Quand je marche, il marche à mon allure.
Quand je m’arrête, il s’arrête, toujours dans mon sillage, toujours en conservant une distance égale entre nous, toujours en évitant de se faire renverser ou marcher dessus.
Un clébard à l’allemande, sérieux, avec une précision d’horloge suisse.
À l’arrêt le corps du chien paraît descendre d’un étage, s’enfoncer dans le sol comme s’il se coulait en mode meuble, dans un espace mental qui le rend inaccessible à l’échange humain. « Être un chien » n’est plus, alors, une métaphore : cet homme dont j’ignore le nom est vraiment devenu un animal, voire un objet auto-réglé en mode rien ou pause, qui attend un signal de sa Maîtresse.
Moi.
Je navigue de groupes en groupes, le chien rivé à mes hautes bottes. À quoi pense-t-il donc ? La question m’intrigue mais je la garderai pour moi. La poser serait rompre notre contrat implicite : on ne demande pas leur avis aux chiens.
Je stoppe. Le chien stoppe. Évidemment.
Je m’accroupis très bas pour regarder ses yeux. Ils ne se tournent pas vers moi, ils continuent à fixer un point invisible sur le béton. Le chien a l’air en transe, au paradis des toutous. Moi qui suis peu friande des clichés de soumission que je trouve paresseux, sans surprise, chiants comme une raclée sans âme,
« Ô Maîtresse, Divine Maîtresse, laissez-moi, je vous en conjure, ramper à vos pieds, être votre clébard, votre lopette, votre esclave, votre caniveau »,
j’avoue, je suis impressionnée. Le chien EST un chien.
Je pense aux espaces mentaux, à cette vidéo consacrée aux gens qui se transforment en poneys, à cet homme qui bascule en mode cheval lorsque sa partenaire lui enfonce un mors entre les dents.
Pour le chien, où est la bascule ?
Quand il se déshabille ?
Quand il ajuste son collier ?
Quand il y attache sa laisse ?
Quand une femme la saisit ?
Là encore la question m’intrigue. Là encore je ne la lui poserai pas. Ce que je lui pose, c’est mon martinet rouge sur la nuque. Il en porte désormais deux en équilibre précaire, le sien et le mien, alors qu’à tout moment nous courons le risque d’être bousculés. Je ne lui ai pas précisé que si par malheur,
ô misère de misère,
il les fait tomber, il sera puni, putain de sale clebs.
Le chien assure presque trop bien son rôle. Il a de l’entraînement, le bougre. Il est temps de corser le jeu en déposant sur son dos mon rouleau de cellophane. Là encore, la consigne se passe de mot : pas plus que les martinets, le rouleau ne doit tomber. Je fais confiance au chien, il a parfaitement compris.
Une amie vient me saluer. Je lui montre ma bestiole, pétrifiée sur place avec ses trois instruments qui tanguent. Elle rit.
– Cette posture doit être terrible à garder… Tu l’as bien dressé !
J’acquiesce et songe aux genoux du chien.
– Tout va bien, le chien ? Oui ? Good boy ! Je te laisse cinq minutes, j’ai des affaires à récupérer dans mon sac. D’ici là, pas bouger, tu m’attends. Compris ?
– Ja.
Je pars l’esprit tranquille. Je sais que le chien m’obéira. Il est docile, servile même.
Un bon chien.
Je sais aussi que je pourrais le renvoyer d’un coup de pied à la niche. Je sais aussi que je ne le ferai pas. J’ai trop de scrupules.
Une bonne Maîtresse ?
Ce texte vous a plu ? Envoyez-moi un ko-fi !
© Madame Lule, ne peut pas être utilisé, en tout ou partie, sans mon autorisation.