Texte initialement publié sur mon site La Férule : laferule.com
Lui n’est pas mon soumis, mais son soumis à Elle, à mi-chemin entre le jouet et l’amoureux. Elle a décidé que pour Noël, il vivrait l’expérience inédite de se plier sous un autre joug, d’où l’idée de lui offrir une séance avec moi. Cette marque de confiance m’a autant touchée qu’honorée : je l’ai prise comme un compliment de Femme à Femme, un hommage dans l’art difficile qui est le nôtre. Elle, talentueuse, intelligente et belle, est connue dans notre petit monde. Lui, je ne l’ai jamais vu et la réciproque est vraie. Il ne me connaît pas, ne sait peut-être même pas que j’existe. Aussi se présentera-t-il à ma porte vierge d’attente et de projections, mais pas d’appréhension. Il aura peur, sans doute, d’une peur qui, je l’espère, laissera la place au désir, à l’abandon et à la surprise.
Se faire dominer, c’est accepter d’être surpris, voire bousculé. Et souvent, toute dominatrice qu’on soit, l’appréhension est partagée.
Va-t-on exceller face à, ou plutôt avec cet autre qui se présente à nous ?
Une alchimie va-t-elle se créer ?
La séance coulera-t-elle, évidente, sans temps mort, ou s’enlisera-t-elle dans l’ennui ?
Nos places ont beau être opposées, certaines craintes sont partagées. Pour majorer les siennes, Elle ne lui a pas précisé où il devait aller, ni à quelle heure. Il doit se rendre disponible l’après-midi du 28 décembre pour attendre des instructions qui lui parviendront par SMS. Les plus importantes, lui a-t-Elle dit, figurent dans l’enveloppe scellée qu’Elle lui a remise et qu’il n’a le droit de décacheter qu’au matin du 28. Comme Elle n’exclut pas que sa curiosité l’emporte sur son obéissance, Elle s’est joué de lui : ces instructions essentielles se bornent à un sibyllin « Bonne chance ! » avec, scotchée au dos, la clé de sa cage de chasteté.
Libre à moi de l’en délivrer ou pas.
L’horloge de ma cuisine indique 14h. À cette minute, Elle doit lui envoyer mon adresse par SMS. Je l’imagine me situer sur une carte, sauter dans sa voiture et conduire sans s’arrêter. Son temps de trajet a été calculé avec dix minutes de battement. Il sait que le moindre retard sera doublement puni : par moi pour l’avoir attendu, par Elle pour m’avoir fait attendre.
Vingt-huit minutes plus tard, il doit être arrivé. J’aimerais me pencher à ma fenêtre pour le guetter mais ce plaisir est impossible. S’il s’est posté au pied de mon immeuble, je ne le verrai pas, ma fenêtre est décalée par rapport à la porte cochère. S’il est sur la place, près du métro, il y a trop monde, je me tromperai de silhouette.
Deux minutes s’écoulent. La sonnerie de l’interphone me confirme sa ponctualité. Je déverrouille la porte de l’escalier sur un lapidaire « Quatrième ! ». Alors qu’il grimpe les étages, j’accroche sur ma porte, côté couloir, un bandeau surmonté d’un message : « Mettez-le et frappez. »
Il se tient devant moi, les yeux bandés, bien droit sur ses jambes. Sa rigidité quasi-militaire me plaît. Il porte un blouson en cuir qui souligne sa large carrure, un jeans, de fines chaussures à lacets, parfait compromis entre chic et décontraction. Une longue mèche barre son front. Sa bouche est un trait mince, sa mâchoire carrée, son menton s’orne d’une fossette. La même que la mienne. Sauf qu’entre lui et moi, la comparaison s’arrête là : lui est grand, brun, très musclé et surtout soumis.
Je poursuis mon inspection sans chercher à le mettre à l’aise – au contraire, même, en cherchant à le maintenir sous tension. Ainsi ne lui ai-je pas souhaité la bienvenue. Les mots dont je le gratifie sont secs, pratiques, impersonnels :
– Avancez. Un pas. Arrêtez-vous. Donnez-moi l’enveloppe.
Avec moi le vouvoiement est de rigueur, et dans les deux sens. Il plonge à l’aveugle une main dans son blouson, en sort une enveloppe crème qu’il me remet. Je m’en empare, continue à le fixer et à respirer dans le silence.
Un rayon de soleil frappe le store orange.
La petite aiguille de l’horloge avance.
Minute après minute le temps s’étire.
Parfois, souvent, less is more. Ne rien faire, ne rien dire, ne rien suggérer, c’est ouvrir un monde de possibles. Peut-être que moi, la Maîtresse inconnue, je me fiche de lui, l’esclave planté comme un poireau dans ma cuisine. Peut-être, au contraire, bénéficie-t-il de toute mon attention, en vertu de son appartenance à une autre. Peut-être, d’ailleurs, suis-je en train de textoter à cette autre « soumis ponctuel/colis reçu/chose livrée conforme ». Mais peut-être, va savoir, que je m’ennuie déjà ou que j’ai quitté la pièce… Qu’imagine-t-il, lui, en apparence impassible sous le bandeau ? Puisque lui demander serait briser mon avantage, je me tais. Je me tais et je guette la faille, l’hésitation, la légère l’impatience.
Rien.
Je m’éclaircis la gorge, bruit équivoque qui peut autant signifier l’agacement que l’approbation.
Il ne bronche pas. Je songe à l’exercice de cohérence cardiaque que je pratiquais jadis, nom de code 365, 3 fois par jour, 6 respirations par minute pendant 5 minutes pour s’apaiser et s’ancrer. Serait-il en train de s’en servir ?
– Ouvrez votre blouson.
Il s’exécute. Un pull en V apparaît sous le cuir. Moulant, comme je l’espérais. Un, deux, un-deux, undeux, cadence, amplitude, j’estime son degré d’émotion au flux et reflux de sa poitrine. Tendance haute mais contrôlée, rien à voir avec ces soumis à l’haleine affolée, petits cœurs de piaf sur le point de succomber.
– Enlevez votre blouson.
Il obéit et pour la première fois, hésite : que faire de ce vêtement pendu au bout de son bras ?
– À terre, dis-je comme une évidence.
Il le lâche. Le cuir du vêtement produit un bruit mou sur le carrelage. Comme si leur rencontre avait actionné l’un de mes mécanismes secrets, je hausse le ton. Soudain mes ordres fusent :
– Enlevez votre pull ! Votre chaussure droite ! La droite, pas la gauche ! Plus vite ! Vos chaussettes ! Gauche, droite ! Vite !
Après le vide, le trop-plein, l’avalanche, la surcharge, brutal changement de régime qui fait disjoncter. Emporté sur sa lancée, il déboutonne son jeans.
– Non ! Pas ça ! Écoutez mieux !
Il suspend aussitôt son geste.
– Pardon, Madame.
– Donnez-moi votre ceinture.
Ma voix se teinte de subtile menace. Il doit y être sensible, il a frémi.
– À la bonne heure ! Jolie ceinture, épaisse, avec une boucle bien lourde.
Je la fais cliqueter entre mes doigts. Tic tic tic. Nouveau frisson. Il m’imagine, c’est certain, lui zébrer le dos de métal.
Je confirme d’un ton plat :
– Durée estimée des marques, dix jours.
Il réprime un mince sourire, entre inquiétude et amusement.
– Maintenant allez vous laver les mains.
– Bien, Madame.
Je l’emmène dans la salle de bains, tourne le robinet, lui glisse un savon entre les paumes, résiste à la furieuse tentation de lui coller la tête sous l’eau glacée.
– Quelle chance tu as que je sois civilisée ! Parfois, d’ailleurs, je ne sais pas ce qui me retient.
Joueur, il aurait répondu « la décence » – ce que j’aurais dit, moi, pour faire la maligne. Mais être à moitié à poil chez une inconnue qui, en plus, détient votre ceinture en otage, voilà de bons arguments pour se retenir. Je lui fourre une serviette entre les pognes, la lui retire, l’empoigne par les cheveux pour le guider jusqu’au salon.
Fin de l’apéritif.
À la lisière de mon tapis, il baisse le menton comme un gamin grondé. Je le lui relève d’un doigt.
– Tête haute, fier !
– Oui Madame.
Il s’apprête à s’agenouiller.
– Debout, jambes serrées, bras le long du corps ! C’est le jeu du « pabougé ». Le nom est-il assez clair ou faut-il que je l’explicite ?
– C’est assez clair, Madame.
Comme dans la cuisine les secondes s’égrènent. Comme dans la cuisine son immobilité est totale. Le bandeau, pas tout à fait opaque, lui permet sans doute de percevoir la lueur des bougies. Je pense à créer des variations entre gris et encre, crescendo, decrescendo, allumer des bougies puis en souffler. La domination n’a parfois rien à voir avec ce qu’on se figure. Loin des postures d’autorité, elle peut aussi devenir voyage intérieur.
Puis une idée me vient, une qui m’amuse encore plus que le petit théâtre d’ombres.
– Savez-vous qui je suis ?
– Non, Madame.
– Aucune idée, vraiment ?
– Non, Madame. Une amie de ma Maîtresse, je suppose.
– De quelle couleur sont mes yeux ?
– Je ne sais pas, Madame, je ne vous vois pas.
– Et bien, devinez ! Inventez, sinon !
– Bleus, Madame.
– Oui. Et mes cheveux ?
– Plutôt blonds. Mmmh, je dirais… Châtain clair avec une pointe de roux, Madame.
La précision de sa réponse me surprend. Je le fixe, circonspecte. Mentirait-il en affirmant ne pas me connaître ? Ou aurait-il, en douce, écarté le bandeau pour me voir ?
– Courts ou longs, les cheveux ?
– Longs, Madame.
– Attachés ? Libres ?
– Je les pense attachés, Madame. Avec des barrettes, peut-être un peigne. En chignon plutôt qu’en queue-de-cheval.
Décidément, il m’étonne.
– Et comment suis-je habillée ?
– Je ne sais pas, Madame.
– Concentrez-vous ! Une robe ? Une jupe ? Un pantalon ? Un corset ?
– Une jupe… longue… noire, Madame.
– Mes chaussures ?
– Des escarpins. Rouges.
Incroyable, mais il a dû les voir en regardant le sol s’il n’a pas trop serré le bandeau.
– Et sous vos pieds, qu’y a-t-il ?
– De la moquette, Madame.
– Non !
– Alors un tapis ? C’est doux.
– Un tapis, en effet. Et dans le reste de la pièce ?
– Mmmh… du carrelage ?
– Non !
– Du lino ?
– Non ! Deux erreurs, taisez-vous !
Amusant… Lui qui parvient à deviner des détails se trompe sur la plus grande image, alors que juste prêter l’oreille lui aurait donné la solution. Quand nous sommes entrés au salon ou que je me déplace autour de lui, le parquet grince sous nos pas.
– Reprenons, dis-je. Comment imaginez-vous cette pièce ?
– Grande. Avec des fenêtres face à moi. Des rideaux.
– Leur couleur ?
– Comme vos chaussures, rouges.
– En effet. Vous êtes étonnant.
– Merci, Madame.
Je pourrais le soupçonner de me mener en bateau : il sait où il se trouve, il a vu le lieu en photo mais au lieu de l’avouer, il feint l’innocence. Je pourrais, oui, mais je suis persuadée du contraire. Je le crois comme je crois qu’en certaines occasions, deux cerveaux sont capables de se brancher sur la même fréquence et de s’échanger des images ou des mots.
Je crois à la télépathie, à la clairvoyance, à l’inexplicable, à l’alchimie et aux mystères.
Je crois à l’informulé et à la surprise.
Je crois qu’il voit avec les yeux du dedans.
Il me dira, plus tard, que sa mère est une sorcière.
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Photo d’Erika Chic ; modèle : Désiré.