J’ouvre la porte et je sursaute. Devant moi, engoncé dans un manteau trop chaud pour la saison, un trentenaire barbu aux boucles brun corbeau, un visage de Jésus ressuscité que je crois reconnaître.
Était-il, dans l’une de mes anciennes vies, un ami, un amant ou un partenaire de jeux ?
Je l’observe pour retrouver son nom. La pâleur crue de mes yeux craquèle son sourire. Souvent ils ont ce pouvoir, mes yeux.
– Bonjour Madame, je suis Matt, enchanté… se présente-t-il, incertain.
Son accent sonne italien. Des primitifs italiens plein la tête, je rétablis mentalement Matt, Mattéo-Jésus,
Fra Angelico,
la couronne d’épines,
la Cène et la crucifixion,
et tandis que je le scrute et que son accent chantant tinte à mes oreilles, je conclus que non, ce Jésus-là, décidément, je ne le connais pas.
Matt passe la porte, nerveux. Il ne sait que faire de lui-même ni de ses affaires, hésite et s’approche, un peu raide les mains tendues, pour me faire la bise. Je recule sans pouvoir retenir un rire. Joyeux, comme s’il m’avait joué un bon tour.
Embrasser sa Dominatrice, ah ah.
Matt m’oppose un regard contrit, « Désolé, c’est tout nouveau comme situation, j’ignore si… », qui a le don de redoubler ma joie. Cette fois c’est aux éclats que je ris, et voilà que Matt me fait écho alors que je lui désigne le couloir et que, troublé jusqu’à l’os, il emprunte une autre direction.
– Non, non, par là !!
Il recule pour se cogner dans la porte. Je ris fort, si fort que je vais craquer ma jupe ou horreur, faire pipi. Sa faute, puisque dans nos brefs échanges il m’a demandé « une douche dorée Madame si possible » et que j’ai bu deux litres d’eau à la cannelle.
Une fois dans le boudoir Matt demande s’il doit se déshabiller. Je hoquette que « Ce serait mieux, quand même, mais qu’en effet ça se discute… ». Mon rire repart en fusée galactique. Voilà Matt debout à moitié nu et des larmes jaillissent de mes paupières,
mon maquillage doit couler, c’est sûr, tant de préparation pour finalement se changer en flaque, quelle farce que la vie,
une fois j’ai mené une séance avec un oeil de panda, un seul, le gauche, mon client n’a rien osé dire sauf, à la toute fin, que j’avais la tête du Joker de Batman et que c’était perturbant pour jouir.
Je pense qu’aujourd’hui, face à ce Jésus timide et si craquant parce que timide, il sera peut-être difficile de tenir mon rôle de Dominatrice, passer du presque mol abandon à une énergie dure,
« Je veux, j’exige, je prends »,
c’est tout un métier, un conditionnement mental et ce jour-là, un Everest à gravir,
alors je pense aux primitifs italiens, aux Jésus de Carême et à mon Jésus Matt-Matteo à crucifier,
à mes classiques de cinéma, Rome ville ouverte où j’ai tant appris, l’usage de mes poings, du souffle et des couteaux, tant vécu d’expériences aussi, 2015 tous mes pores dilatés et par-dessus, une nuit, la fontaine de Trévi qui m’a giflée à mort de sa beauté.
Je pense à la femme sauvage qui gronde dans mes entrailles, à son goût du jeu et des hommes bruns, à l’amour du travail bien fait,
« faire mal mais le faire bien », perfectionniste jusqu’au bout des talons,
et je la gravis au piolet, cette putain de montagne.
L’ascension achevée, face à Jésus rhabillé dans la cuisine, je dis comme une évidence :
– Vous êtes italien.
Et lui me répond, étonné :
– Pas du tout, je suis anglais.
J’ai failli en tomber de mon siège. Et j’ai ri, encore, mais cette fois de moi-même et du cinéma mental qui jamais ne me quitte.
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