Il est immense. Il a des yeux très bleus, perçants, avec une lueur égarée. Il a monté les étages en courant en oubliant de les compter.
Il s’est perdu.
Il est redescendu, remonté, redescendu alors qu’à l’affût derrière ma porte, je me demandais bien ce qu’il pouvait foutre dans cette cage d’escalier toute noire. J’ai même cru qu’il était parti, qu’aiguillé par la peur il avait tourné les talons, initiation qui tourne court sous le poids de l’émotion.
Mais non, il est là. En sueur, angoissé et tremblant dans une odeur de cigarette. Je pense que souvent chez moi, l’on tremble d’appréhension, de honte ou de plaisir, à moins que ce ne soit des trois.
Je pense à cette sublime collègue qui a lâché un jour, dans un sourire amusé, presque indulgent comme si elle parlait de fleurs des champs aisément foulées : « Chez moi, on s’évanouit beaucoup ! ».
Je pense à mon rire venu ponctuer sa phrase et, les yeux fixés sur la stature d’ours de Kleden, à ce que serait mon embarras s’il venait à s’évanouir, là, maintenant. Incapable de le retenir à moins d’être par lui écrasée, je le laisserais sûrement chuter sur mon parquet.
Ce serait con, pour son initiation.
Blouson, chaussures, chaussettes, enveloppe avec l’offrande.
Pull, ceinture, pantalon.
Chemise, montre.
Voilà Kleden en caleçon, démuni de ses couches protectrices. Il ne bande pas. Une douche ? Inutile, il l’a prise à son hôtel juste avant de se mettre en route.
– Il ne vous reste qu’à vous laver les mains. La salle de bains se trouve derrière moi, à droite.
Kleden se met en branle en bon petit soldat.
– Un instant ! Vous irez quand je vous le dirai, pas avant.
– Pardon, Madame.
Il se crispe avant mon top départ. Je l’encercle à petits ronds pressés, virevolte, voltige,
je regarde ses fesses, son dos, la jointure de sa nuque,
je lui pince l’oreille puis le flanc,
je me délecte de son embarras,
je glousse,
je compte dans ma tête…
… six, sept, huit, douze…
– Maintenant !
Kleden se rue, hésite, se trompe. Je le reprends, ironique :
– Vous ne m’avez pas écoutée !
– Pardon, Madame.
Sa voix chevrote trois tons sous la mienne. Ce serait le moment parfait pour une réplique acide. Je m’abstiens, Kleden est déjà bien trop commotionné.
Il entre dans la salle de bains. J’entends l’eau couler, le silence. Je me campe au salon dans ma position de guerrière, buste droit, tête haute, mains jointes sur un objet invisible.
Kleden n’arrive pas.
J’attends encore, m’interroge : que fabrique-t-il ? Jouerait-il la montre ? Prévoit-il de fuir ? J’imagine qu’il s’essuie ou reprend contenance face au miroir, le genre de moment intime à ne pas perturber.
J’attends encore. Toujours rien hormis le silence.
La nervosité me gagne. J’échafaude des scénarios improbables : il s’est évanoui, il a déguerpi à moitié nu, il est victime d’un brutal locked-in syndrome, il…
Assez. Je ne tiens plus. J’avance d’un pas tranchant, clic clac font mes talons, ça va saigner non mais oh, je fuse dans ma salle de bains telle une bombe, une comète, une roquette, et les mots « Mais que faites-vous ? » meurent sur mes lèvres…
Kleden, debout enter la baignoire et la machine à laver, l’échine basse, les bras serrés le long du corps, les mains crispées sur les cuisses, les genoux demi-ployés, m’attend.
Je croyais mes ordres clairs, ils ne l’étaient pas : je ne lui avais pas précisé qu’une fois les mains propres, il pouvait retourner au salon. Dire que son initiation a failli consister en une interminable attente dans une salle de bains, puis à une Dominatrice qui vous punit pour insubordination… Cela aurait été con, vraiment.
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